33 – SCANDALE AU CLOÎTRE

— ... Sœur Marguerite !... sœur Saint-Vincent !... sœur Sainte-Clotilde !... qu’y a-t-il !... que se passe-t-il !... écoutez ?...

Les religieuses inquiètes se groupaient à l’extrémité du couloir ; les excellentes femmes troublées dans leur repos avaient en hâte ajusté leurs coiffes, et pudiquement s’étaient enveloppées de leurs grands manteaux de chœur. Instinctivement attirées par le bruit elles tournaient leurs visages terrifiés du côté de la chapelle :

— Ce sont des cambrioleurs, dit la sœur économe.

Une autre religieuse, récemment arrivée du fin fond de la Creuse d’où elle avait été chassée par les lois dites « de persécution », ne dissimulait pas ses craintes :

— Encore les agents du gouvernement ! On va nous expulser !...

La doyenne, la sœur Saint-Vincent, toute tremblante d’émotion, balbutiait :

— C’est la Révolution, j’ai déjà vu cela en 70...

Une pile de chaises dégringolant sur des dalles résonna soudain sous une voûte !

Terrorisées les religieuses se serraient de plus en plus les unes contre les autres, n’osant aller à la chapelle qui communiquait avec le couloir, par un petit escalier.

…Et Madame la supérieure, que pensait-elle de tout cela, qu’allait-elle dire ?...

Mais à ce moment précis des cris inarticulés retentissaient dans le passage qui faisait communiquer la chapelle et le couvent.

La sœur Saint-François, sœur tourière, à laquelle nulle ne pensait et que l’on supposait tranquillement en train de dormir dans sa loge, surgit soudain, les yeux hagards, les vêtements en désordre :

— Laissez-moi ! sauvons-nous ! J’ai vu le diable ! il est là ! dans l’église !... c’est épouvantable !...

Elle avait entendu du bruit du côté de la chapelle au moment où elle se préparait à se coucher et sans la moindre inquiétude, elle avait été voir, car elle s’imaginait que c’était le chien du jardinier qu’on avait enfermé par erreur dans le Saint Lieu ! Or, voici qu’au moment où elle pénétrait dans le chœur, le vitrail qui surplombe l’autel de Sainte-Clotilde, Patronne de l’Œuvre, s’était effondré ; et sœur Saint-François avait vu pénétrer par ce passage imprévu un être surnaturel armé d’un grand bâton.

Sœur Sainte-Clotilde demanda :

— Qui va oser prévenir notre Sainte Mère ?

Nouveau bruit. Les religieuses étouffèrent un cri et comme elles se retournaient, blêmes d’angoisse, devant elle leur Mère  supérieure se dressa.

— Ah ! notre Mère, notre Mère, balbutièrent quelques sœurs qui, défaillant dans un geste instinctif de supplication, se jetèrent à genoux !

La supérieure les relevait et allant à la tourière :

— Ma chère sœur Saint-François, conjura-t-elle, remettez-vous, soyez forte, Dieu ne nous abandonnera pas ! vous avez sûrement été surprise et si quelqu’un demande à me voir, ce n’est pas une raison pour qu’il nous veuille du mal.

Les religieuses allaient protester, la Mère supérieure se fit autoritaire :

La supérieure déjà se dirigeait vers l’escalier conduisant à la chapelle…

Quelques religieuses ayant en vain tenté de la retenir, d’autres se disposèrent courageusement à l’accompagner. La supérieure les arrêta :

— J’irai seule... seule avec Dieu !

Lady Beltham venait de faire un terrible effort pour dissimuler devant ses compagnes l’émotion qui lui torturait l’esprit. Lentement, elle descendit les marches qui conduisaient à l’église, mais lorsqu’elle pénétra dans le sanctuaire, elle s’arrêta, terrifiée.

Le chœur était illuminé, les cierges aux flammes rouges fondaient sur le maître-autel, cependant qu’au milieu de l’église, drapé dans un large manteau noir, coiffé d’un grand chapeau noir et le visage sous une cagoule noire, un homme se tenait immobile, énigmatique, troublant...

— Lady Beltham ! dit le mystérieux individu qui se tenait devant elle.

— Quoi ?... que voulez-vous ?... C’est insensé !

L’être mystérieux, après un silence, pesant ses paroles qui résonnaient étrangement sous les voûtes froides de l’église, répliqua :

— Rien n’est insensé pour Fantômas !

Et comme lady Beltham, incapable d’articuler un mot de plus comprimait de ses mains son cœur, prêt à se rompre dans sa poitrine, la voix reprit :

— Fantômas vous ordonne de partir, lady Beltham; dans deux heures exactement vous sortirez de ce couvent, une automobile fermée vous attendra, derrière le jardin, à la petite porte. Vous monterez dans cette automobile sans proférer une parole... la voiture vous conduira à un port de mer où vous vous embarquerez sur un bateau que vous désignera le mécanicien ; la traversée effectuée, vous serez en Angleterre ; là vous recevrez de nouveaux ordres pour gagner le Canada.

— Pourquoi, s’écria-t-elle, pourquoi vouloir m’obliger à quitter mes chères compagnes ?...

— N’étiez-vous donc pas prête à tout quitter, lady Beltham ?

— Hélas...

— Souvenez-vous de la nuit à l’hôtel de Neuilly !...

— Ah !... il fallait m’emmener alors, m’emporter aussitôt, tout de suite, ne pas me laisser le temps de me ressaisir... maintenant, je ne veux plus !...

— Tu partiras !...

— Pourquoi ce scandale ?

— Pour t’obliger à partir... oui ou non, obéiras-tu ?

— J’obéirai...

Des rumeurs, des appels brefs, des coups de sifflets.

— La police ! c’est la police qui traque Fantômas ! la police de Juve... Ah ! mais cette fois Fantômas en aura raison !... lady Beltham, à bientôt !

Lady Beltham se retrouva seule dans l’église.

Affolée, sans savoir précisément ce qu’elle faisait, elle remonta soudain par le petit escalier jusqu’auprès des religieuses et tomba évanouie dans leurs bras !

Cependant, on avait sonné à la porte du couvent.

Des appels impératifs ayant été entendus, les plus audacieuses des sœurs étant allées voir ; l’uniforme rassurant des agents de police leur apparaissait alors, de rapides colloques s’engagèrent.

Oui, les agents poursuivaient précisément des malfaiteurs, peut-être s’étaient-ils introduits dans la paisible demeure des religieuses.

Il fallait le vérifier.

Revenue à elle, lady Beltham d’une voix mourante, disait à la sœur économe :

— Je vous expliquerai tout cela, ma chère sœur, mais pas maintenant, plus tard !

Puis faisant un effort sur elle-même, la supérieure ajoutait avec hésitation, comme cherchant ses mots :

— Un grand danger menace nos sœurs du boulevard Jourdan, il faut qu’elles soient prévenues à tout prix, tout de suite... et il faut que ce soit moi qui aille auprès d’elles !

La sœur économe protestait, stupéfaite.

Mais la Mère supérieure, dont le calme étrange contrastait avec la pâleur de cire de son visage, conclut de ce ton bref, autoritaire, qu’elle prenait quelquefois lorsqu’elle se refusait à toute discussion :

— J’agirai comme j’ai dit, et d’ailleurs on m’attend pour me conduire à Paris, n’ayez aucune crainte... Il ne m’arrivera aucun mal. Je sais ce que je fais.

Sous les yeux consternés de la Congrégation, la Mère supérieure, lentement s’éloigna, saluant d’un grand geste d’adieu ses compagnes.

***

Tandis que ces événements étranges se déroulaient au couvent de Nogent-sur-Seine et que la fuite de lady Beltham, ordonnée par Fantômas s’effectuait en présence des religieuses, à cent lieues de soupçonner la vérité, une animation considérable et inaccoutumée se révélait aux alentours du boulevard de la Chapelle, dans le redoutable quartier où les apaches composant la fameuse bande des Chiffres avaient leurs rendez-vous et leurs repaires.

Ce soir-là, au poste de la rue Stéphenson, on s’écrasait littéralement, tant dans la salle commune, à l’entrée, que dans le cabinet privé du commissaire du quartier de la Goutte d’Or, M. Roquelet.

Policiers, inspecteurs de la Sûreté, apaches vrais ou faux, agents des brigades centrales, agents de l’arrondissement, chefs de service, têtes familières, inconnus étaient réunis là...

La porte livra passage à un individu vêtu en maraîcher :

— Eh bien, Léon ? interrogea Juve dès qu’il l’aperçut.

— Monsieur l’inspecteur, répondit l’agent de la brigade des recherches dont le visage était tout illuminé de joie, c’est fait, nous avons bouclé le Tonnelier.

Un « uniforme » le bouscula, c’était un brigadier du dix-neuvième arrondissement :

— Monsieur l’inspecteur, annonça celui-ci, en faisant le salut militaire, mes hommes apportent la Coquette... elle a la gorge ouverte d’un coup de couteau...

— Son meurtrier, demanda Juve, est-il pris ?

L’agent qui accompagnait le brigadier s’avança :

— Pas encore... ils sont plusieurs... mais on les connaît. On a saigné la Coquette parce qu’elle est soupçonnée de nous renseigner...

M. Roquelet réclama un peu de silence pour téléphoner à Lariboisière :

— Oui... d’urgence... une voiture d’ambulance, tout de suite au poste de la rue Stéphenson...

Les agents étaient retournés dans la grande salle auprès de la victime. Étendue sur une civière, la malheureuse perdait son sang en abondance.

Juve s’approcha de Fandor, et assez bas, pour ne pas être entendu :

— Alors, tu disais, Fandor, qu’à propos de lady Beltham, il conviendrait peut-être...

Juve était interrompu par le bruit d’une bousculade ; il se précipita à l’entrée du commissariat.

Les agents passaient consciencieusement à tabac un éphèbe au teint pâle, aux yeux mauvais. Fandor reconnut le prisonnier :

— Parbleu ! s’écria-t-il, c’est le bougre de petit collégien qui m’a mordu le doigt dans le rapide de Marseille.

Léon, qui s’était approché, l’identifia :

— Je le connais, ce gaillard-là, c’est Mimile, l’insoumis ; ah ! son compte est bon.

On enferma l’apache dans une cellule ; puis les deux agents qui l’avaient appréhendé se pansèrent mutuellement les blessures, heureusement superficielles, qu’ils avaient récoltées au cours de leur prise. Ils se disposèrent à repartir, car, à en croire les échos, cela devait terriblement chauffer dehors, et les forces policières n’étaient pas nombreuses.

La salle du commissariat se remplit à nouveau. Une vieille femme amenée de force geignait et hurlait à tue-tête :

— Tas de salauds ! tas de vaches ! si ce n’est pas honteux de traiter ainsi une pauvre malheureuse !...

— M. le commissaire, expliquait à M. Roquelet, l’un des hommes qui l’avaient arrêtée, nous avons surpris cette femme – la mère Toulouche – au moment où elle dissimulait dans son corsage un paquet de billets de banque que venait de lui passer un individu ; voici les billets.

L’agent remit la liasse au magistrat, et Fandor qui écoutant cette conversation, s’était penché sur l’épaule du commissaire, ne put retenir une exclamation :

— Ah ! par exemple, des billets déchirés en deux !... si c’étaient ceux de l’excellent M. Martialle... voilà qui ferait joliment son affaire à ce brave marchand de vins ; permettez, M. Roquelet, que je vérifie les numéros...

— Emballez-moi la mère Toulouche ! commanda le commissaire qui, tout en se frottant les mains, se tournait vers Juve et déclara :

— Belle rafle, monsieur l’inspecteur, qu’en pensez-vous ?

Mais Juve n’écoutait pas, il avait attiré Fandor dans un angle du cabinet privé du commissaire et suivant ses idées avec une logique extraordinaire, nullement troublé par la succession des événements qui se précipitaient depuis le début de la soirée, il expliquait :

— Non. Je me suis contenté pour le moment de faire filer lady Beltham chaque soir... les agents gardent le couvent... mais je n’ai aucune intention de l’arrêter.

Fandor levait les yeux au ciel dans un grand geste de surprise :

Juve le calma :

— Mais, mon petit, il faut compter avec les gens, ne pas vouloir tout faire à la fois ; tu sais si j’ai eu assez de peine à obtenir du Parquet les mandats d’amener que je sollicite depuis si longtemps contre tous les individus de la bande de Fantômas jusques et y compris Chaleck et le Loupart que nous n’arrêterons pas, puisqu’ils n’existent ni l’un ni l’autre !... Je ne sais d’ailleurs quelles influences militent en haut lieu, en faveur de ces sinistres bandits, mais dès que l’on parle à la Sûreté de la Bande des Chiffres, chacun se défile, nul ne veut s’en mêler.

« Tu comprends bien que si j’avais, dans l’état de choses actuel, demandé à Fuselier un mandat d’amener contre lady Beltham, contre une personne qui est légalement morte et enterrée depuis plus de deux mois, cet excellent fonctionnaire en aurait, d’émotion, avalé son rond de cuir. Patience, Fandor. Chaque chose vient en son temps ; d’ailleurs je ne dis pas que... »

— Monsieur Juve, interrompit un agent, l’inspecteur Grolle fait demander du renfort, il paraît que l’on se canarde à bout portant au cabaret du père Korn.

Juve se précipita vers le commissaire :

— Avez-vous une escouade, M. Roquelet ?

Le magistrat hocha négativement la tête, mais, plein de décision, très vif, il sauta sur le téléphone :

— Allô ! allô !... le commissaire de la rue Philippe-de-Girard !...

En attendant la communication, il expliqua à Juve :

— Tous mes hommes sont dehors, j’en demande à mon collègue de la Chapelle ; dans cinq minutes ils seront au Rendez-vous des Aminches...

Le commissaire s’interrompait pour discuter avec la personne qui se trouvait à l’autre bout du fil :

— ... Mais sacré nom de Dieu, retirez-vous !... vous voyez bien que je cause... ah! nous sommes coupés... eh bien, quoi... oui... c’est le commissariat... attendez une minute...

À ce moment un agent cycliste, ruisselant de sueur et tout essoufflé entrait et se précipitant vers Juve, sans le moindrement observer les formules protocolaires de salutations :

— J’arrive de Nogent, ah ! quelle trotte !...

— Eh bien ? interrogea Juve, frémissant d’impatience.

— Eh bien, monsieur l’inspecteur, on a vu sortir,... oui, sortir du couvent, un homme masqué, enveloppé d’un grand manteau... on a couru après lui, il a tiré deux coups de revolver, tué deux agents...

— Et puis ? insista Juve.

— Et puis, dame on s’est arrêté... vous comprenez l’émotion... d’ailleurs, l’homme est monté dans une auto de course, il a disparu...

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! jura Juve, c’était sûrement...

Le cycliste sur le visage duquel se peignait un indicible effroi, acheva la pensée du policier, et balbutiant :

— Ma foi, monsieur l’inspecteur... on a pensé nous autres aussi... que peut-être bien c’était... c’était Fantômas !

— Juve ! appela le commissaire qui n’avait pas quitté le téléphone, vite, Juve on vous demande de Neuilly.

Le policier empoigna le récepteur :

— Allô... allô... c’est vous Michel ?... oui, c’est moi... qu’y a-t-il ?... en auto ?... il vient d’arriver en auto ?... ah ! vous avez arrêté le mécanicien... mais lui ?... malédiction !... qui diable est cet homme-là pour nous échapper toujours !... quoi ? il est pris !... c’est-à-dire qu’il est dans la maison... dans l’hôtel de lady Beltham !... vous avez cerné l’hôtel ?... quinze agents ?... bon, eh bien ! ouvrez l’œil... ne faites rien avant mon arrivée...

Juve raccrocha fébrilement l’appareil :

— Fantômas, annonça-t-il à Fandor qui avait presque deviné en entendant le dialogue que Juve échangeait avec son second posté à Neuilly. Fantômas est chez lady Beltham, enfermé dans la maison... j’y vais...

Fandor répondit :

— Je vous suis...

Comme ils sortaient du poste, bousculant les agents, interloqués par ce brusque départ, Juve et Fandor se heurtèrent à l’inspecteur Grolle.

— Ah ! patron, s’écria celui-ci, ça y est !... chez le père Korn, après une lutte effroyable nous avons arrêté le Barbu !...

— Je m’en fous ! jura Juve, qui, d’un geste violent écarta son subordonné.

Juve sauta dans le taxi-auto que depuis neuf heures du soir il avait à sa disposition, et tandis que Fandor s’asseyait à côté de lui, le policier jetait l’adresse au mécanicien.

— Neuilly ! Boulevard Inkermann et à toute allure...